Les dossiers noirs d'EDF
La concurrence a du bon, mais pas pour notre
géant de l'électricité. On le croyait en bonne
santé, on découvre qu'il a des boulets aux
pieds et qu'il a failli afficher des pertes en 2002.
Champagne pour tout
le monde ! En cette fin
d'après-midi du 23
septembre, l'ambian-
ce est à la fête à la
direction d'EDF.
Dans les fastueux salons de
réception du siège, avenue de
Wagram, à Paris, le gratin de
l'entreprise est venu congratu-
ler son directeur financier. Coup
de maître sur les marchés ? Plus-
value miraculeuse effaçant une
partie de la dette ? Pas du tout.
Si les cadres dirigeants applau-
dissent Jacques Chauvin, c'est
simplement qu'il vient de rece-
voir la Légion d'honneur, pour
36 années de bons et loyaux ser-
vices, et qu'il va partir à la
retraite. «Pour une fois qu'on
avait des raisons de sourire...»,
confesse un participant à cette
sauterie un peu surréaliste.
Par les temps qui courent, les
hauts dirigeants de l'électricien
national sont en effet d'humeur
plutôt morose. L'ouverture du
capital de l'entreprise, annon-
cée pour 2004, met aujourd'hui
en pleine lumière une série de
dossiers explosifs, jusqu'ici soi-
gneusement planqués sous la
pile. Impossible désormais de
reconduire des pratiques comp-
tables qui ont fait tousser plus
d'un expert, mais restaient
admises tant qu'EDF apparte-
nait au secteur public. Pour être
présentable, le groupe va devoir
«nettoyer» en profondeur ses
comptes, d'une rare opacité,
et désamorcer plusieurs
bombes à retardement. Celle
du financement du déman-
tèlement de ses centrales
nucléaires et, surtout, celle des
retraites, qui a déjà jeté ses sala-
riés dans les rues par bataillons
entiers, le 3 octobre.
En outre, la situation finan-
cière est préoccupante. En deux
ans, la dette a décollé, passant
de 17,3 à plus de 22 milliards
d'euros. Elle devrait dépasser les
25 milliards d'euros à la fin de
l'année. Quant aux profits, qui
avaient déjà reculé de 26% en
2001, ils devraient fondre de
75% pour s'établir à 212 millions
d'euros en 2002. Un résultat
bien riquiqui au regard du
chiffre d'affaires (40 milliards
d'euros). Et encore ! Comme
c'était déjà le cas l'an dernier, ce
bénéfice n'est dû qu'à des
recettes exceptionnelles. Sans
les 360 millions d'euros de plus-
value récoltés grâce à la vente
d'actions Pechiney et les 400
millions de dédommagement
versés opportunément par un
client hollandais après la rené-
gociation d'un contrat, l'entre-
prise aurait affiché les premières
pertes de son histoire.
Toutes les branches
sont invitées à geler
leurs dépenses
Face à ce bilan peu glorieux,
et faute d'avoir pu obtenir de
Jean-Pierre Raffarin une hausse
de ses tarifs, la direction a
déclenché le plan Orsec. Dans
une note adressée le 3 sep-
tembre aux neuf patrons de
branche, que Capital a pu se
procurer, Jacques Chauvin leur
a demandé de serrer les bou-
lons. «Mon devoir est de vous
appeler à éviter d'ici à la fin de
l'année toute dépense d'exploi-
tation et d'investissement que ne
justifient ni la sécurité, ni la
sûreté, ni le service public», a-
t-il prévenu. Et, pour que les
choses soient claires, il a exigé le
report «des commandes de tra-
vaux et de prestations qui don-
neraient lieu à enregistrement
comptable dans l'année».
Coupes franches dans le bud-
get de pub, limitation drastique
des achats, rien n'est épargné
dans cette cure d'austérité sans
précédent. Pas même l'orchestre
philharmonique d'EDF, prié de
se mettre en veilleuse : ses pro-
chains concerts de Bordeaux et
de Nancy ont été annulés. «La
vérité, c'est que l'entreprise va
beaucoup moins bien qu'on ne
le croit», s'inquiète le député
UDF Charles Amédée de
Courson, qui a auditionné son
P-DG avec la commission des
Finances de l'Assemblée natio-
nale, le 18 septembre. Comment
le numéro 1 mondial de l'élec-
tricité, qui affichait 1,18 milliard
d'euros de profits en 1999 et fai-
sait l'unanimité auprès des Fran-
çais, en est-il arrivé là ?
Fini, les conquêtes planétaires : la stratégie internationale est recentrée sur l'Europe
Saint-Gobain achète plus de la moitié de son courant en Allemagne
Première explication : son
environnement a changé du
tout au tout. Protégé par son
monopole, notre électricien
n'avait nul besoin de faire des
prouesses commerciales pour
fidéliser sa clientèle : elle n'avait
pas le choix ! La mise en appli-
cation de la directive euro-
péenne sur la concurrence, en
février 2000, a tout remis en
question. Depuis, les gros
consommateurs industriels
d'électricité (30% du marché)
sont autorisés à s'approvision-
ner ailleurs. Et ils ne s'en pri-
vent pas. Saint-Gobain se fait
fournir sans état d'âme plus de
la moitié de son courant par l'al-
lemand HEW, l'aéroport de
Lyon s'est branché sur la Com-
pagnie nationale du Rhône, la
Direction des chantiers navals
n'hésite pas à se fournir chez le
belge Electrabel, filiale du
groupe Suez. Même topo chez
Pechiney, Rhodia, etc. Au total,
EDF a perdu près de 20% des
marchés ouverts à la concur-
rence. Bien plus que ses res-
ponsables ne le craignaient.
80% des agents EDF
ont fait grève le
3 octobre dernier pour
défendre leur statut
et leurs retraites.
Les performances des centrales
nucléaires laissent à désirer Les centrales ont des arrêts non programmés trop fréquents. Fierté d'EDF, le parc nucléaire français (57 ré- acteurs four- nissant 80% de notre consomma- tion d'électricité, un record mondial) n'est cependant pas un modèle de per- formance. Selon les données de l'Agen- ce internationale de l'énergie atomique, le «taux de disponi- bilité» des centrales n'a été que de 79,7% en 2001. Cela signifie qu'en moyenne elles ont été arrêtées un jour sur cinq. Pour l'en- tretien annuel bien sûr, mais aussi à cause d'incidents techniques liés à l'âge du parc ou en- core d'un manque de rigueur dans l'exploitation, dé- noncé depuis plu- sieurs années par l'Autorité de sûreté nucléaire. Sans ou- blier des mises en veilleuse pour cause de surcapacité. Compte tenu des investissements consentis pour construire ces cen- trales (1,5 milliard d'euros la tranche), ces interruptions trop fréquentes gé- nèrent un important manque à gagner et contribuent à gre- ver la rentabilité de l'entreprise publi- que. A titre de com- paraison, le taux de disponibilité des centrales a été l'an dernier de 87,2% en Belgique, 88,8% en Allemagne, 89,9% aux Etats-Unis et même 94,6% aux Pays-Bas. |
L'entreprise publique devrait
pourtant être imbattable ques-
tion tarifs. Avec son parc de
centrales nucléaires déjà en par-
tie amorti, elle avait, nous jurait-
on, les moyens de vendre son
courant moins cher que qui-
conque. Les faits montrent
que non. Entre autres parce
qu'EDF supporte des coûts
salariaux qui pèsent comme une
enclume sur sa compétitivité.
Déjà handicapé par un statut du
personnel hors du commun (à
lui seul, le comité d'entreprise
absorbe 1% du chiffre d'affaires
de la maison mère, soit 287 mil-
lions d'euros en 2001), le
groupe a payé au prix fort le
passage aux 35 heures. Pour
faire plaisir à Martine Aubry, le
P-DG d'EDF, François Rous-
sely, a en effet avalisé, en février
1999, un accord de réduction de la durée du travail aux petits
oignons pour ses 117 000 sala-
riés, avec 18 000 embauches
de jeunes à la clé et 9 000
départs anticipés financés par
l'entreprise. Résultat : les
charges de personnel de la mai-
son, bien incapable de réduire
ses effectifs du fait de ses mis-
sions de service public qui lui
imposent un maillage serré du
territoire, ont encore grimpé de
8,5% en deux ans.
Plus compétitifs,
ses concurrents lui
prennent des marchés
Une aubaine pour ses concur-
rents qui, eux, ont déjà allégé
leurs effectifs. Le belge Elec-
trabel réalise quatre fois plus de
chiffre d'affaires par salarié et
prévoit des profits quatre fois
supérieurs. L'espagnol Endesa
et les allemands EON et RWE,
plus réactifs et désormais plus
productifs, sont eux aussi par-
venus à damer le pion à notre
champion, en peaufinant des
offres commerciales tricotées
sur mesure. Certaines incluent
la fourniture de gaz, d'eau, voire
de nettoyage, un package hors
de portée du français, engoncé
dans son statut de simple four-
nisseur d'électricité. Pour résis-
ter, EDF en a été quitte pour
passer ses prix industriels au
rabot : ils ont baissé en moyenne
de 15% depuis deux ans,
rognant d'autant les marges.
Mais cela n'a pas repoussé les concurrents. Inquiétant si l'on
sait que, dès 2004, les deux tiers
du marché de l'électricité seront
ouverts aux opérateurs privés
Seuls les particuliers demeure-
ront encore un temps prison-
niers du monopole.
C'est pour se préparer à cette
baisse inéluctable des parts de
marché en France d'EDF que
ses dirigeants se sont lancés à la
conquête de l'international. En
à peine deux ans, ils ont investi
la somme faramineuse de 12
milliards d'euros. Résultat : un
gouffre. «Ils sont allés trop vite,
rachetant trop cher des activités
dans un trop grand nombre de
pays», juge un ancien dirigeant.
La filiale EDF International a
affiché l'année dernière une
perte de 1,4 milliard d'euros.
Et ce pourrait être pire en 2002.
Cette contre-performance
inattendue s'explique d'abord
par la bérézina sud-américaine
de notre géant. Ses filiales bré-
silienne et argentine croulent en
effet sous les dettes et affichent
des pertes abyssales (858 mil-
lions d'euros prévus au total en
2002). François Roussely, pre-
mier responsable de ces échecs
(il s'est renforcé en Argentine
juste avant l'effondrement éco-
nomique du pays, contre l'avis
de Bercy et d'une partie de sa
direction), a décidé de changer
de cap. «L'objectif est désormais
de concentrer notre dévelop-
pement international sur quatre
pays : le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne»,
dévoile Gérard Creuzet, le
directeur de la stratégie et du
développement. Dommage de
ne pas y avoir pensé plus tôt !
Mis à part la Grande-Bretagne,
où EDF détient 100% de Lon-
don Electricity, la quatrième
compagnie du pays, ses positions
chez nos voisins sont encore très
fragiles. D'autant que le français
se retrouve dans le collimateur
de Bruxelles, qui conteste cer-
taines aides accordées par l'Etat
pour financer son expansion
internationale. Au final, cette
diversification, dans des pays où
les marges sont très faibles, n'est
pas près de porter ses fruits.
Fini, les conquêtes planétaires : la stratégie
internationale est recentrée sur l'Europe
Hélas, accablée par une rigi-
dité managériale hors du com-
mun, la machine EDF est inca-
pable de réagir rapidement. Pas
facile de faire bouger les
équipes et de sensibiliser les cadres aux enjeux commerciaux
quand on a vécu plus d'un demi-
siècle sous le parapluie du
monopole. «Peuplée de ba-
taillons d'ingénieurs, EDF a
encore une culture beaucoup
trop technique», lance un cadre
dirigeant désabusé.
Le coût des retraites
représente 54%
de la masse salariale
Avec son autorité d'ancien
directeur de la police nationale
(«une main de fer dans un gant
en béton armé», rigole un de
ses proches collaborateurs),
François Roussely a certes
entrepris, depuis son arrivée
aux manettes il y a quatre ans,
de casser les vieilles baronnies
et de faire couler du sang neuf
dans les veines du diplodocus
public. Par deux fois, il a rebâti
l'organigramme de la maison et repensé toute son organisation.
Peaufinée par le cabinet de
conseil AT Kearney, la dernière
en date, d'une extrême com-
plexité, est fondée sur un «prin-
cipe matriciel», censé accroître
la responsabilité des branches,
et redonner cœur à tout le
monde. «Entre les pôles, les
branches, le vertical, le théma-
tique et le géographique, sans
parler des "référents" du
comité exécutif qui coiffent les
responsables opérationnels,
personne n'y comprend plus
rien. Les patrons de branche
n'ont pas de réelle autonomie
et tout le monde est démotivé»,
s'énerve un cadre.
Il est vrai que le P-DG, véri-
table bourreau de travail (7
heures-23 heures, samedi com-
pris), a tendance à tout gérer en
direct avec une poignée d'hom-
mes de confiance, en particulier
son jeune chef de cabinet, Cédric Lewandowski, 33 ans à
peine, rencontré au ministère
de la Défense au temps du
socialiste Alain Richard.
EDF est obligée de
racheter l'électricité d'origine
éolienne au prix fort.
C'est cet état-major réduit,
mais que l'on dit déconnecté de
ses troupes, qui planche depuis
des mois sur les deux bombes
léguées par les équipes précé-
dentes : le casse-tête des
retraites et celui des provisions pour le démantèlement des
centrales nucléaires. Il faut en
effet savoir qu'à la différence
des entreprises privées EDF
assure elle-même le paiement
des pensions de ses anciens
salariés. Et les calcule grasse-
ment : les anciens de la maison,
qui raccrochent en moyenne à
55 ans, ont droit à 75% de leur
dernier salaire calculé sur treize mois. Pour financer cette
charge colossale, qui représente
déjà 54% de la masse salariale,
l'entreprise ne prélève pourtant
que 7,85% du traitement de ses
agents, contre 10,35% dans le
régime général. Calculés si
généreusement, les droits
acquis par les salariés et leurs
aînés représentent déjà la baga-
telle de 41,6 milliards d'euros d'engagements financiers, qui
ne figurent nulle part à son
bilan. Tant que la société res-
tait propriété à 100% de l'Etat,
cet «oubli» comptable ne
posait pas de problème. Mais,
alors que se profile la privati-
sation, il va falloir remettre les
choses en ordre. Le casse-tête ?
Les fonds propres de l'entre-
prise ne s'élevant qu'à 15 mal-
heureux milliards d'euros, la
simple réintégration de l'ar-
doise des retraites mettrait l'en-
treprise à genoux.
«Le statut spécifique des
agents et leurs acquis seront
préservés», ont déjà promis
Bercy puis Matignon, soucieux
de ne pas provoquer d'explo-
sion sociale. Comment ? L'idée
qui tient la corde consisterait
à transférer, dès 2003, cette
charge à l'Etat (comme cela
s'est fait pour France Télécom
en 1997) en échange du verse-
ment d'une soulte, dont le
montant pourrait tourner
autour d'une grosse dizaine
de milliards d'euros. A complé-
ter par un versement annuel d'EDF, incluant les cotisations
des agents dont le taux serait
relevé au passage... Un véri-
table casus belli pour Denis
Cohen, le patron de la toute-
puissante CGT. Et donc une
menace pour cette paix sociale
que Roussely se pique d'être le
seul à pouvoir maintenir.
Menaçante aussi, la seconde
bombe comptable : le coût du
futur démantèlement des cen-
trales nucléaires. Certes, EDF
a provisionné dans ses comptes
près de 30 milliards d'euros
pour y faire face. L'ennui, c'est
que l'entreprise a déjà large-
ment puisé dans cette réserve
pour financer ses acquisitions
à l'étranger, qui ne valent plus
grand-chose aujourd'hui. Si
la Commission européenne
finit par contraindre les élec-
triciens à placer ces fameuses
provisions sur un «compte
dédié», le nouveau directeur
financier, Daniel Camus,
ancien du groupe Aventis qui
a remplacé Jacques Chauvin,
aura du mouron à se faire.
Comment l'Etat charge la barque d'EDF déjà handicapée par des coûts salariaux et des frais finan- ciers supérieurs à ceux de ses concur- rents, EDF traîne un autre boulet et, pour une fois, ce n'est pas de sa faute. La loi lui impose d'acheter au prix fort le courant in- utilisé des unités de cogénération des industriels, autrement dit des turbines à gaz produisant à la fois de la chaleur et de l'électricité. Surcoût annuel calculé par l'entreprise publique : 900 millions d'euros. Car EDF, déjà en sur- capacité en dehors des périodes de poin- te, est à la limite de ses possibilités d'ex- portation, pour cause de saturation des ré- seaux d'intercon- nexion. Ce n'est pas tout: depuis juin 2001, l'entreprise est aussi contrainte d'acheter l'électricité produite par les éoliennesauprixde 8 centimes d'euros par kilowattheure, soit deux fois et demie le coût de son propre courant nucléaire. En- core raisonnable pour l'instant, ce surcoût devrait exploser avec la construction à marche forcée de parcs éoliens sur tout le territoire : des cen- taines de projets sont déjà lancés. |