Mensuel Capital N°134 - novembre 2002

Les dossiers noirs d'EDF

La concurrence a du bon, mais pas pour notre géant de l'électricité. On le croyait en bonne santé, on découvre qu'il a des boulets aux pieds et qu'il a failli afficher des pertes en 2002.
Champagne pour tout le monde ! En cette fin d'après-midi du 23 septembre, l'ambian- ce est à la fête à la direction d'EDF. Dans les fastueux salons de réception du siège, avenue de Wagram, à Paris, le gratin de l'entreprise est venu congratu- ler son directeur financier. Coup de maître sur les marchés ? Plus- value miraculeuse effaçant une partie de la dette ? Pas du tout. Si les cadres dirigeants applau- dissent Jacques Chauvin, c'est simplement qu'il vient de rece- voir la Légion d'honneur, pour 36 années de bons et loyaux ser- vices, et qu'il va partir à la retraite. «Pour une fois qu'on avait des raisons de sourire...», confesse un participant à cette sauterie un peu surréaliste.
Par les temps qui courent, les hauts dirigeants de l'électricien national sont en effet d'humeur plutôt morose. L'ouverture du capital de l'entreprise, annon- cée pour 2004, met aujourd'hui en pleine lumière une série de dossiers explosifs, jusqu'ici soi- gneusement planqués sous la pile. Impossible désormais de reconduire des pratiques comp- tables qui ont fait tousser plus d'un expert, mais restaient admises tant qu'EDF apparte- nait au secteur public. Pour être présentable, le groupe va devoir «nettoyer» en profondeur ses comptes, d'une rare opacité, et désamorcer plusieurs bombes à retardement. Celle du financement du déman- tèlement de ses centrales nucléaires et, surtout, celle des retraites, qui a déjà jeté ses sala- riés dans les rues par bataillons entiers, le 3 octobre.
En outre, la situation finan- cière est préoccupante. En deux ans, la dette a décollé, passant de 17,3 à plus de 22 milliards d'euros. Elle devrait dépasser les 25 milliards d'euros à la fin de l'année. Quant aux profits, qui avaient déjà reculé de 26% en 2001, ils devraient fondre de 75% pour s'établir à 212 millions d'euros en 2002. Un résultat bien riquiqui au regard du chiffre d'affaires (40 milliards d'euros). Et encore ! Comme c'était déjà le cas l'an dernier, ce bénéfice n'est dû qu'à des recettes exceptionnelles. Sans les 360 millions d'euros de plus- value récoltés grâce à la vente d'actions Pechiney et les 400 millions de dédommagement versés opportunément par un client hollandais après la rené- gociation d'un contrat, l'entre- prise aurait affiché les premières pertes de son histoire.
Toutes les branches sont invitées à geler leurs dépenses
Face à ce bilan peu glorieux, et faute d'avoir pu obtenir de Jean-Pierre Raffarin une hausse de ses tarifs, la direction a déclenché le plan Orsec. Dans une note adressée le 3 sep- tembre aux neuf patrons de branche, que Capital a pu se procurer, Jacques Chauvin leur a demandé de serrer les bou- lons. «Mon devoir est de vous appeler à éviter d'ici à la fin de l'année toute dépense d'exploi- tation et d'investissement que ne justifient ni la sécurité, ni la sûreté, ni le service public», a- t-il prévenu. Et, pour que les choses soient claires, il a exigé le report «des commandes de tra- vaux et de prestations qui don- neraient lieu à enregistrement comptable dans l'année».
Coupes franches dans le bud- get de pub, limitation drastique des achats, rien n'est épargné dans cette cure d'austérité sans précédent. Pas même l'orchestre philharmonique d'EDF, prié de se mettre en veilleuse : ses pro- chains concerts de Bordeaux et de Nancy ont été annulés. «La vérité, c'est que l'entreprise va beaucoup moins bien qu'on ne le croit», s'inquiète le député UDF Charles Amédée de Courson, qui a auditionné son P-DG avec la commission des Finances de l'Assemblée natio- nale, le 18 septembre. Comment le numéro 1 mondial de l'élec- tricité, qui affichait 1,18 milliard d'euros de profits en 1999 et fai- sait l'unanimité auprès des Fran- çais, en est-il arrivé là ?

Fini, les conquêtes planétaires : la stratégie internationale est recentrée sur l'Europe

Saint-Gobain achète plus de la moitié de son courant en Allemagne

Première explication : son environnement a changé du tout au tout. Protégé par son monopole, notre électricien n'avait nul besoin de faire des prouesses commerciales pour fidéliser sa clientèle : elle n'avait pas le choix ! La mise en appli- cation de la directive euro- péenne sur la concurrence, en février 2000, a tout remis en question. Depuis, les gros consommateurs industriels d'électricité (30% du marché) sont autorisés à s'approvision- ner ailleurs. Et ils ne s'en pri- vent pas. Saint-Gobain se fait fournir sans état d'âme plus de la moitié de son courant par l'al- lemand HEW, l'aéroport de Lyon s'est branché sur la Com- pagnie nationale du Rhône, la Direction des chantiers navals n'hésite pas à se fournir chez le belge Electrabel, filiale du groupe Suez. Même topo chez Pechiney, Rhodia, etc. Au total, EDF a perdu près de 20% des marchés ouverts à la concur- rence. Bien plus que ses res- ponsables ne le craignaient.
80% des agents EDF ont fait grève le 3 octobre dernier pour défendre leur statut et leurs retraites.

Les performances des centrales nucléaires laissent à désirer
Les centrales ont des arrêts non programmés trop fréquents.
Fierté d'EDF, le parc nucléaire français (57 ré- acteurs four- nissant 80% de notre consomma- tion d'électricité, un record mondial) n'est cependant pas un modèle de per- formance. Selon les données de l'Agen- ce internationale de l'énergie atomique, le «taux de disponi- bilité» des centrales n'a été que de 79,7% en 2001. Cela signifie qu'en moyenne elles ont été arrêtées un jour sur cinq. Pour l'en- tretien annuel bien sûr, mais aussi à cause d'incidents techniques liés à l'âge du parc ou en- core d'un manque de rigueur dans l'exploitation, dé- noncé depuis plu- sieurs années par l'Autorité de sûreté nucléaire. Sans ou- blier des mises en veilleuse pour cause de surcapacité. Compte tenu des investissements consentis pour construire ces cen- trales (1,5 milliard d'euros la tranche), ces interruptions trop fréquentes gé- nèrent un important manque à gagner et contribuent à gre- ver la rentabilité de l'entreprise publi- que. A titre de com- paraison, le taux de disponibilité des centrales a été l'an dernier de 87,2% en Belgique, 88,8% en Allemagne, 89,9% aux Etats-Unis et même 94,6% aux Pays-Bas.

L'entreprise publique devrait pourtant être imbattable ques- tion tarifs. Avec son parc de centrales nucléaires déjà en par- tie amorti, elle avait, nous jurait- on, les moyens de vendre son courant moins cher que qui- conque. Les faits montrent que non. Entre autres parce qu'EDF supporte des coûts salariaux qui pèsent comme une enclume sur sa compétitivité. Déjà handicapé par un statut du personnel hors du commun (à lui seul, le comité d'entreprise absorbe 1% du chiffre d'affaires de la maison mère, soit 287 mil- lions d'euros en 2001), le groupe a payé au prix fort le passage aux 35 heures. Pour faire plaisir à Martine Aubry, le P-DG d'EDF, François Rous- sely, a en effet avalisé, en février 1999, un accord de réduction de la durée du travail aux petits oignons pour ses 117 000 sala- riés, avec 18 000 embauches de jeunes à la clé et 9 000 départs anticipés financés par l'entreprise. Résultat : les charges de personnel de la mai- son, bien incapable de réduire ses effectifs du fait de ses mis- sions de service public qui lui imposent un maillage serré du territoire, ont encore grimpé de 8,5% en deux ans.
Plus compétitifs, ses concurrents lui prennent des marchés
Une aubaine pour ses concur- rents qui, eux, ont déjà allégé leurs effectifs. Le belge Elec- trabel réalise quatre fois plus de chiffre d'affaires par salarié et prévoit des profits quatre fois supérieurs. L'espagnol Endesa et les allemands EON et RWE, plus réactifs et désormais plus productifs, sont eux aussi par- venus à damer le pion à notre champion, en peaufinant des offres commerciales tricotées sur mesure. Certaines incluent la fourniture de gaz, d'eau, voire de nettoyage, un package hors de portée du français, engoncé dans son statut de simple four- nisseur d'électricité. Pour résis- ter, EDF en a été quitte pour passer ses prix industriels au rabot : ils ont baissé en moyenne de 15% depuis deux ans, rognant d'autant les marges. Mais cela n'a pas repoussé les concurrents. Inquiétant si l'on sait que, dès 2004, les deux tiers du marché de l'électricité seront ouverts aux opérateurs privés Seuls les particuliers demeure- ront encore un temps prison- niers du monopole.
C'est pour se préparer à cette baisse inéluctable des parts de marché en France d'EDF que ses dirigeants se sont lancés à la conquête de l'international. En à peine deux ans, ils ont investi la somme faramineuse de 12 milliards d'euros. Résultat : un gouffre. «Ils sont allés trop vite, rachetant trop cher des activités dans un trop grand nombre de pays», juge un ancien dirigeant. La filiale EDF International a affiché l'année dernière une perte de 1,4 milliard d'euros. Et ce pourrait être pire en 2002.
Cette contre-performance inattendue s'explique d'abord par la bérézina sud-américaine de notre géant. Ses filiales bré- silienne et argentine croulent en effet sous les dettes et affichent des pertes abyssales (858 mil- lions d'euros prévus au total en 2002). François Roussely, pre- mier responsable de ces échecs (il s'est renforcé en Argentine juste avant l'effondrement éco- nomique du pays, contre l'avis de Bercy et d'une partie de sa direction), a décidé de changer de cap. «L'objectif est désormais de concentrer notre dévelop- pement international sur quatre pays : le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne», dévoile Gérard Creuzet, le directeur de la stratégie et du développement. Dommage de ne pas y avoir pensé plus tôt ! Mis à part la Grande-Bretagne, où EDF détient 100% de Lon- don Electricity, la quatrième compagnie du pays, ses positions chez nos voisins sont encore très fragiles. D'autant que le français se retrouve dans le collimateur de Bruxelles, qui conteste cer- taines aides accordées par l'Etat pour financer son expansion internationale. Au final, cette diversification, dans des pays où les marges sont très faibles, n'est pas près de porter ses fruits.
Fini, les conquêtes planétaires : la stratégie internationale est recentrée sur l'Europe
Hélas, accablée par une rigi- dité managériale hors du com- mun, la machine EDF est inca- pable de réagir rapidement. Pas facile de faire bouger les équipes et de sensibiliser les cadres aux enjeux commerciaux quand on a vécu plus d'un demi- siècle sous le parapluie du monopole. «Peuplée de ba- taillons d'ingénieurs, EDF a encore une culture beaucoup trop technique», lance un cadre dirigeant désabusé.
Le coût des retraites représente 54% de la masse salariale
Avec son autorité d'ancien directeur de la police nationale («une main de fer dans un gant en béton armé», rigole un de ses proches collaborateurs), François Roussely a certes entrepris, depuis son arrivée aux manettes il y a quatre ans, de casser les vieilles baronnies et de faire couler du sang neuf dans les veines du diplodocus public. Par deux fois, il a rebâti l'organigramme de la maison et repensé toute son organisation. Peaufinée par le cabinet de conseil AT Kearney, la dernière en date, d'une extrême com- plexité, est fondée sur un «prin- cipe matriciel», censé accroître la responsabilité des branches, et redonner cœur à tout le monde. «Entre les pôles, les branches, le vertical, le théma- tique et le géographique, sans parler des "référents" du comité exécutif qui coiffent les responsables opérationnels, personne n'y comprend plus rien. Les patrons de branche n'ont pas de réelle autonomie et tout le monde est démotivé», s'énerve un cadre.
Il est vrai que le P-DG, véri- table bourreau de travail (7 heures-23 heures, samedi com- pris), a tendance à tout gérer en direct avec une poignée d'hom- mes de confiance, en particulier son jeune chef de cabinet, Cédric Lewandowski, 33 ans à peine, rencontré au ministère de la Défense au temps du socialiste Alain Richard.
EDF est obligée de racheter l'électricité d'origine éolienne au prix fort.
C'est cet état-major réduit, mais que l'on dit déconnecté de ses troupes, qui planche depuis des mois sur les deux bombes léguées par les équipes précé- dentes : le casse-tête des retraites et celui des provisions pour le démantèlement des centrales nucléaires. Il faut en effet savoir qu'à la différence des entreprises privées EDF assure elle-même le paiement des pensions de ses anciens salariés. Et les calcule grasse- ment : les anciens de la maison, qui raccrochent en moyenne à 55 ans, ont droit à 75% de leur dernier salaire calculé sur treize mois. Pour financer cette charge colossale, qui représente déjà 54% de la masse salariale, l'entreprise ne prélève pourtant que 7,85% du traitement de ses agents, contre 10,35% dans le régime général. Calculés si généreusement, les droits acquis par les salariés et leurs aînés représentent déjà la baga- telle de 41,6 milliards d'euros d'engagements financiers, qui ne figurent nulle part à son bilan. Tant que la société res- tait propriété à 100% de l'Etat, cet «oubli» comptable ne posait pas de problème. Mais, alors que se profile la privati- sation, il va falloir remettre les choses en ordre. Le casse-tête ? Les fonds propres de l'entre- prise ne s'élevant qu'à 15 mal- heureux milliards d'euros, la simple réintégration de l'ar- doise des retraites mettrait l'en- treprise à genoux.
«Le statut spécifique des agents et leurs acquis seront préservés», ont déjà promis Bercy puis Matignon, soucieux de ne pas provoquer d'explo- sion sociale. Comment ? L'idée qui tient la corde consisterait à transférer, dès 2003, cette charge à l'Etat (comme cela s'est fait pour France Télécom en 1997) en échange du verse- ment d'une soulte, dont le montant pourrait tourner autour d'une grosse dizaine de milliards d'euros. A complé- ter par un versement annuel d'EDF, incluant les cotisations des agents dont le taux serait relevé au passage... Un véri- table casus belli pour Denis Cohen, le patron de la toute- puissante CGT. Et donc une menace pour cette paix sociale que Roussely se pique d'être le seul à pouvoir maintenir.
Menaçante aussi, la seconde bombe comptable : le coût du futur démantèlement des cen- trales nucléaires. Certes, EDF a provisionné dans ses comptes près de 30 milliards d'euros pour y faire face. L'ennui, c'est que l'entreprise a déjà large- ment puisé dans cette réserve pour financer ses acquisitions à l'étranger, qui ne valent plus grand-chose aujourd'hui. Si la Commission européenne finit par contraindre les élec- triciens à placer ces fameuses provisions sur un «compte dédié», le nouveau directeur financier, Daniel Camus, ancien du groupe Aventis qui a remplacé Jacques Chauvin, aura du mouron à se faire.
Comment l'Etat charge la barque d'EDF
déjà handicapée par des coûts salariaux et des frais finan- ciers supérieurs à ceux de ses concur- rents, EDF traîne un autre boulet et, pour une fois, ce n'est pas de sa faute. La loi lui impose d'acheter au prix fort le courant in- utilisé des unités de cogénération des industriels, autrement dit des turbines à gaz produisant à la fois de la chaleur et de l'électricité. Surcoût annuel calculé par l'entreprise publique : 900 millions d'euros. Car EDF, déjà en sur- capacité en dehors des périodes de poin- te, est à la limite de ses possibilités d'ex- portation, pour cause de saturation des ré- seaux d'intercon- nexion. Ce n'est pas tout: depuis juin 2001, l'entreprise est aussi contrainte d'acheter l'électricité produite par les éoliennesauprixde 8 centimes d'euros par kilowattheure, soit deux fois et demie le coût de son propre courant nucléaire. En- core raisonnable pour l'instant, ce surcoût devrait exploser avec la construction à marche forcée de parcs éoliens sur tout le territoire : des cen- taines de projets sont déjà lancés.
Olivier Drouin

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